Publié le 06-03-2018

Le Marché Politique Tunisien et la révolte de ses Stakeholders

L'année 2011 marquera inéluctablement toute une tranche de vie de la Tunisie moderne. La chute du "mur" de la dictature – éclairée et/ou moins éclairée – a mis à nu un certain nombre de vérités qui étaient non intelligibles par le commun des mortels –voire par ce qu'on a souvent appelé abusivement l’"élite"-. 



Le Marché Politique Tunisien et la révolte de ses Stakeholders

Sans prétendre être à même de mener un exercice, devenu incontournable après le 14 janvier, visant la  réécriture de l'histoire des faits politiques ,socioculturels et économiques du pays, les ingrédients de l’abus du pouvoir et le culte de la personnalité ne sont pas nés après le 7 novembre 1987 date de l’émergence du "changement  Benalien".

Le style de commandement emprunté par le "Zaïm" Bourguiba avant et après l'indépendance et la "naïveté" et l'effacement de la majorité de ses compagnons et disciples ont donné à la Tunisie – composée à l'époque d'une majorité d'illettrés  – un mode de gouvernance particulièrement égocentrique et typiquement primitif. Régner sur une élite de cadres et homme politique dociles issus de "bonnes familles" et animer des shows dans des espaces occupés par des quasi-ignorants est un exercice forcement aisé pour un homme aussi brillant, beau parleur et rusé que Bourguiba.

Epousant le titre de « Combattant Suprême » suggéré par son entourage immédiat en lieu et place d’une dénomination sympathique usitée, avant l’indépendance, par les résidents de Bab-Souika à l’adresse de Me "Si Lahbib" , le Président Bourguiba avait mis le premier élément  de tout un processus conduisant, tout naturellement, la Tunisie fraichement indépendante  dans voie de la dictature.

En effet plusieurs évènements historiques gagnent à être différemment décodés afin de découvrir ce qui a favorisé  l'emprunt par un grand homme politique averti et visionnaire de mécanismes propres aux régimes totalitaires et à la "suffisance" managériale qui s'en suit.

Du traitement réservé à la famille royale – et du Premier Ministre Tahar BEN AMMAR – à la désignation de Ben Ali comme Premier Ministre en passant par la décision non partagée de s’embarquer dans la "guerre" de Bizerte, l'hésitation socialiste, le coup d'État Destourien de 1971, l'usage de la force en 1978 contre son peuple … le régime de Bourguiba a offert, certes sans le vouloir, à son successeur un référentiel non démocratique de gouvernance.

La "main invisible" qui a conduit, en 1987, un militaire notoirement non éclairé au pouvoir est, semble-t-il , la même qui avait permis , une trentaine d’année auparavant , à un jeune chômeur pauvre et timide à se faire , avec la bénédiction du bon dieu ,"recruter" par la jeune armée  de la Tunisie libérée et pour se trouver , par la force des choses, l'auteur d'un coup d'état contre le  "sauveur de la nation".

Au-delà de la belle parole communiquée un certain Samedi 7 novembre 1987, le bon peuple Tunisien – aussi naïf que son élite – a cru dans la sincérité de cet homme qui s'est transformé, chemin faisant, d'une simple marionnette commandée à distance à un pilote à bords d’une mafia tout en se cantonnant dans son domaine d'expertise distinctif, à savoir celui du super flic de renseignement.

Ceux qui ont pensé et conçu le dispositif du 7 novembre 1987, cherchaient vraisemblablement un "changement dans la continuité".

Le changement consistait à remplacer un Grand Homme d'État vieillissant et pris en otage par une minorité encombrante et nuisible pour son image et pour son pays, par un "petit" militaire propulsé par une série magique de coups de pouce au rang de Chef d'État.

La continuité concernait la culture du parti unique qui a pour vocation première la "commercialisation" du « Patron » comme étant l'inspirateur de toutes les bonnes idées et de tous les succès, et l’incontournable et l’infaillible «  Chef du Village «  et ce, eu égard au modèle confectionné à la mesure de son prédécesseur.

Les forces de l’ombre, les opportunistes politiques, les arrivistes économiques et les fonctionnaires "ambitieux" ont su tisser autour du POUVOIR – avec ces multiples facettes – tout un dispositif de manipulation et de marketing politique ayant pour principal but la promotion de l'IMAGE du PRÉSIDENT.

Cette expertise peaufinée tout le long des 50 années passées a laissé croire – chez les plus "honnêtes" des commis de l'État – qu’ on dispose d’une capacité distinctive en matière de "gestion  politique" maitrisée et d'administration contrôlée du pays.

Les profiteurs parmi eux sont, à mes yeux, plus "respectables" car ils savaient pertinemment ce qu'ils voulaient. Les autres « cadres de la nation «  , souvent technocrates et fonctionnaires de haute facture ,  se sont fait avoir en pénétrant dans un espace peu confortable pour  les politiquement correctes et les naïvement  "propres".

La machine de guerre RCD, n'a-t-elle pas réussi à attirer vers elles de grandes compétences tunisiennes dont la valeur intrinsèque n'est point discutable, pour exploiter leur volonté manifeste de servir le pays et de les faire , aujourd’hui ,« porter le chapeau » . ? N’a-t-on pas utilisé l’audience nationale – et voire internationale – dont elles disposaient dans le seul but ultime le Marketing Politique du  Big Boss ?

Entre ceux qui ont bien voulu servir la Tunisie et ceux qui se sont servis peu de différences ont pu être perçues par les stakeholders politiques et ce, faute de distanciation utile et subtile par rapport à un cirque de propagandes anachroniques et minables.

Ainsi le large public usuellement spectateur éveillé, bien que notoirement distant du fait politique et convenablement "encadré" par une couverture policière intégrale, n'a pas cherché à différencier les hommes ayant - de loin ou de près ; dans ses structures ou ailleurs – "supporté" la dictature : celle de Bourguiba et celle de Ben Ali.

La Tunisie était bel et bien divisée en deux blocs distincts : le premier composé d’une bonne partie des riches  le plus souvent proches du POUVOIR  et le second réservé à des pauvres  et honnêtes  gens écrasé par le RÉGIME.

L'avènement de la Mafia "connectée" au Top Management du pays, est venu consacrer définitivement le divorce total entre les Gouvernants et les Gouvernés.

La révolte dont les prémices apparaissaient déjà dans les virages des stades a atteint son apogée face à un PRÉSIDENT pris à son propre piège et qui n'a pas su conserver les "liens" historiques tissés avec ses "protecteurs" externes.

Ses limites "intellectuelles" , politiques et sociales d’une part et ses faiblesses affectives vis-à-vis de son entourage familial  n'ont pas permis de procéder à un désamorçage à temps de la bombe à retardement liée au phénomène du chômage des diplômés .

Ce risque a été pertinemment  annoncé depuis 2008, à travers l'excellent travail orchestré par Mr. Moncer ROUISSI – réalisé à la demande d'un Président lui-même mais qui avait la tête ailleurs -  portant sur l'emploi. Regroupant une élite ouverte à toutes les forces vives du pays et appartenant essentiellement à la société civile, les auteurs de cette études ont cru pouvoir apporter une contribution utile pour le pays face à un problème gravissime.

La suffisance de certains membre du gouvernement – habitués à ne respecter que ce qui vient d'en haut – et l'impuissance de ministres inutilement "doublés" par un staff présidentiel semblent avoir constitué un frein additif à la mise en œuvre de nouvelles préconisations suggérées dans l'étude.

A la date d’aujourd’hui, on pourrait, sans risque aucun, constater que  le jeu était bel et bien  fini depuis des années et que le régime était entrain de s'engager dans un processus d'autodestruction. Il était perceptible que la classe politique gouvernante était visiblement peu convaincante car elle était vraisemblablement peu convaincue de ce qu'elle fait ou de ce qu'elle est tenue de faire.

C'est dans ce contexte là qu'il faille positionner la "Révolution du Jasmin" menée  contre la dictature, le chômage, les inégalités, les abus, les passe-droits, les rentes, la corruption, la mafia, … et pour la liberté, la démocratie, l'équité, le respect de la loi, l'emploi, la transparence, l'éthique, …

Des petits détails ont fait basculer le pays – voire toute la région arabe – d'une RÉALITÉ implacable à un RÊVE qu'on gagne à ce qu'il ne se transforme pas en un cauchemar.

À quelque exceptions près – n'est-ce pas Mr. Marzouki ?– les Tunisiens n'ont pas vu venir une chute subite d'un régime réputé être parfaitement maîtrisé par un dispositif policier particulièrement rodé et profondément orienté vers la sécurité de la famille "Royale".

Après 50 ans de dictature et une dizaine d'année de régime mafieux, la révolte du Tunisien, était certes imprévisible pour certains mais ô combien souhaitée par d'autres.

Cette "Rupture" historique a cassé brutalement un système pour scinder le pays deux ensembles : les "victimes" du régime et les pauvres d'un côté, les hommes du Benalisme et les nantis de l'autre.

Petit à Petit, les frustrés, les incompris, les exclus, les poursuivis, les malmenés… ont rejoint le premier camp.

Le second groupe a commencé à ce "vider" de ses "stocks" de compétences dont une partie s'est convertie à la "Révolution" en niant son "historique" avant même de faire son autocritique – ou de faire des excuses aux victimes -.

Venons aux élections et à la victoire écrasante des partis appartenant aux farouches détracteurs du Benalisme ; il va sans dire qu'il s'agit là d'une gifle retentissante pour tous ceux qui ont longtemps  gouverné ce pays.

Ceci se manifeste d’abords par un taux de participation record sans aucune mesure avec les chiffres fictifs systématiquement "trafiqués" par les "experts" du Ministère de l'Intérieur.

Indépendamment des choix retenus, le peuple a voulu "vivre" sa vraie libération et prendre sa revanche contre un régime déchu qui a permis aux "morts" de voter et à l'interdire aux vivants !!

Ne convient-il pas de se retourner vers tous ceux qui ont, de par leur "honnêteté intellectuelle" et leur naïveté politique, voulu servir le pays et qui ont cru dans leur rôle de bâtisseurs de la Tunisie indépendante alors que l’histoire ne saurait, aussi facilement , ignorer leur œuvre pour le compte d’un ETAT VOYOU ? N’ont-ils pas fini, grâce aux jeunes et moins jeunes ayant fait dans la dignité la queue pour VOTER, par reconnaitre l'ampleur des dégâts de  leur échec total en acceptant une cohabitation dans un environnement aussi mal saint   ?

Les moins honnêtes parmi eux ont trouvé le moyen de rejoindre , sans gêne ,le nouveau "marché" politique Tunisien.

Mon hommage va vers  le peuple tunisien qui a encore une fois su sanctionner tous ceux qui ont "flirté" avec le régime de Ben Ali. Indépendamment de leurs valeurs intrinsèques, certains leaders politiques n'ont plus, visiblement,  la confiance des votants.

Et ce n'est pas les tentatives "régionalistes" de certaines listes électorales qui vont favoriser le rétablissement de la confiance et répondre aux attentes des stakeholders / large public tunisien.

Que le Parti de ENAHDHA, dont les leaders longtemps victimes des régimes de Bourguiba et Ben Ali ait gagné brillamment les élections cela n'est point une surprise.  Soignant aussi bien la "substance" (à connotation religieuse) que la "Forme" (à dimension tactique), NAHDHA a su "séduire" des votants à la recherche de nouveaux acteurs crédibles.

Dans la même mouvance et avec des arguments inhérents au discours usuels de son chef, le CPR a brillement profité d'un besoin profond ressenti par les électeurs à choisir des "têtes" qui ont le mérite de se démarquer notoirement de l'ancien régime.

La victoire surprise des candidats d'EL ARIDHA, constitue un avertissement quant à l'existence de forces occultes  situées dans les régions et parfaitement "expérimentées" en matière de gestion électorale pour avoir souvent contribué, dans le passé, à la réussite « éclatante » des listes  du parti unique dissous .

Les grands perdants de ces élections sont indiscutablement  les représentants de la gauche et du centre gauche qui ont commis l’erreur fatale de s’appuyer sur certains média pour aborder de vrais "faux" débats portant sur des questions marginales et provocatrices aux yeux de la population des votants. C'était un travail d'amateurs qui n’était pas à la hauteur  des idées sous-jacentes et la validité des thèmes liés à la tunisité et la spécificité des tunisiens.

L'apprentissage de la démocratie se vit au quotidien et ne saurait être décrété.

 En ce moment historique, il revient aux vainqueurs de relativiser leur succès qui pourrait   s'expliquer beaucoup plus par un phénomène de vote sanction contre certains partis et par un souci identitaire pour d'autres que les 365 points du programme électoral !!

Le "shopping list" électoraliste commercialisé aux votants sera nécessairement un élément décisionnel dans les prochaines échéances électorales.

Et ce n'est pas  cette volonté subite de recourir à un gouvernement d'unité nationale qui va épargner NAHDHA d'un mécontentement éventuel de ses électeurs faute de croissance, de baisse de taux de chômage, d'amélioration des conditions de  vie quotidienne … et de  résolution de problèmes demeurant depuis toujours en attente de réponses immédiates et appropriées.

Faire "rouler dans la farine", les autres listes en "vendant" l'opportunité de l'éruption de ce gouvernement d'union risque d'être interprété comme une manœuvre pour échapper aux engagements pris lors de la compagne électorale.

Il est usuel de voir dans les pays démocratiques une nette séparation entre ceux qui gouvernent pour avoir gagné les élections et ceux qui sont appelés à faire le contre-pouvoir d'opposition pour avoir échoué dans ces mêmes élections.

Si non on va se poser la question fondamentale ci-après ;  aurait  on fait tout "ça" pour rien. ? ou pour demeurer encore à la case de départ ?

Par ailleurs, il faudrait ne pas confondre les attributions d'une "constituante" qui a pour mandat de confectionner le cadre conceptuel de référence pour le "vivre ensemble" des nouvelles générations et le rôle du premier gouvernement légitime de transition démocratie.

Le premier organe gagne à fonctionner en se basant sur le consensus le plus large au sein et en dehors de l'assemblée.

Le second est appelé à parer au plus urgent en menant les actions pompiers économiques et sociales et celles visant un "cut off" des affaires pendantes entre l'avant et l'après 14 janvier 2011.

Les bonnes pratiques de gestion du changement doivent consacrer cette vision des choses.

Enfin, il revient aux forces modernistes et démocratiques ayant été minoritaires dans ce processus de revisiter leur copie et de sortir de leur "confort" pour se réconcilier avec la masse et les citoyens qui restent  privés d'alternative crédible à celle offerte par NAHDHA.

Nous devons déclarer que la récréation est terminée  et qu’il revient aux "vrais" FORCES DÉMOCRATIQUES d’initier un exercice de méditation à 14 points ( en hommage au 14 janvier ) :

1.       faire leur autocritique

2.       peaufiner leurs choix stratégiques

3.       reconsidérer leur mode opératoire

4.       redéfinir leur dispositif de communication

5.       recomposer leur casting en mettant en front office les JEUNES

6.       se situer notoirement dans l'OPPOSITION active

7.       s'ouvrir sur une société civile à reconstituer

8.       mettre le focus sur la CONSTITUTION

9.       laisser la gestion courante du pays à la ENAHDHA et Cie

10.    être en connexion simultanée et systématique avec les citoyens et non exclusivement avec les sympathisants

11.    identifier et divulguer les dysfonctionnements de la "gestion des affaires" opérée par le gouvernement NAHDHAWITE

12.    confectionner une charte d'éthique à signer par toutes les parties prenantes

13.    élaborer un vrai programme de gouvernement pour les prochaines élections législatives et présidentielles

14.    cibler la jeunesse qui a fait la révolution du 14 janvier sans être présente massivement le 23 octobre

 

La démocratie implique un fair play  de professionnel et un énergie d’amateur ; Moe disait à ses troupes :  OSEZ VAINCRE OSEZ GAGNER


Par Abdessatar MABKHOUT / Un petit bourgeois reconverti à la révolution du Jasmin

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