Publié le 06-03-2018

La vie en rose

Délivré de la cohue touristique blasée qui se remuait dans la rue de la Zitounna, rue dans laquelle il a trouvé le chemin le plus court et le moins sinueux pour aller du centre-ville à la Kasba...



La vie en rose

Délivré de la cohue touristique blasée qui se remuait dans la rue de la Zitouna, rue dans laquelle il a trouvé le chemin le plus court et le moins sinueux pour aller du centre-ville à la Kasba, il se dirigea vers le boulevard du 9 Avril 1938, là ou est sise la Bibliothèque Nationale Tunisienne, gloire intellectuelle de la ville de Tunis et espace parfait pour la recherche en été.

 

Arrivé devant ce bâtiment aux murs roses qu'on dirait tout droit sortis de l'imagination fantastique de l'auteur argentin Jorge Luis Borges, d'autant plus que cet auteur a été le directeur légendaire de la Bibliothèque Nationale d'Argentine, il se mit à réfléchir sur la façon avec laquelle il allait pénétrer ce temple grandiose et triomphant: deux solutions s'offraient à lui. Soit il devait monter l'escalier colossal donnant sur le boulevard du 9 Avril 1938, composé de pas moins de 51 marches, soit il empruntait la petite porte de la rue du Kairouani, rue perpendiculaire au boulevard du 9 Avril 1938 et beaucoup moins éprouvante que l'escalier, malgré le fait que la porte se trouve en amont. Il faut avouer que monter cet escalier eut été un choix exaltant, sauf que par un temps où la température atteignait les 35 degrés Celsius à l'ombre, ce choix risquait d'être périlleux.

 

A la rue du Kairouani, il y avait une porte glissante métallique hermétiquement fermée, derrière laquelle trônait un gardien dans sa cabine, qui fumait avec jubilation une cigarette en buvant son verre de thé vert. Devant le silence assourdissant du gardien, il essaya d'ouvrir lui-même la porte, croyant que c'était l'usage.

- C'est fermé, fit remarquer le gardien d'une voix lapidaire.

- Comment fermé? La B.N.T est pourtant ouverte jusqu'à 19h30 et il n'est que 14h30.

- Ce n'est pas la porte de la B.N.T. C'est la porte des Archives Nationales, rectifia le gardien à cheval sur la précision, après avoir inhalé une grande bouffée de fumée.

- Fort bien, alors pouvez-vous, s'il vous plait, avoir la gentillesse d'ouvrir cette porte, car il me serait éminemment plus confortable d'entrer par celle-ci que par l'autre, donnant sur le boulevard du 9 Avril 1938.

-  Non. C'est le règlement et je suis là pour le faire respecter. Ici c'est la porte des Archives Nationales. Elle peut effectivement vous mener à la B.N.T mais ce n'est pas la porte de la B.N.T. Celle-ci ferme à 14h précise. Il est 14h33. Si vous voulez aller...

- Je comprends mais par un temps pareil je...

- Laissez-moi terminer. Si vous voulez aller à la B.N.T, ce n'est pas la bonne porte.

Et il avait terminé.

 

Il prit une nouvelle bouffée, cette fois-ci rapidement avortée par un toussotement, en le regardant d'un œil à la fois serein et impertinent, semblable à celui d'un chat qui attendrait la réaction de son maître après l'avoir griffé. Il s'éloigna sans mot dire car se fatiguer dans un grand escalier lui était beaucoup moins sisyphien que de discuter avec un gardien (ou disons plutôt ce gardien en particulier car nous ne voulons nullement généraliser).

Dans l'escalier, il s'arrêta à la 20ème marche car il n'en pouvait plus sous ce soleil de plomb. Il s'assit dans un petit recoin d'ombre afin de reprendre son souffle. Lorsque sa vue s'éclaircit, il regarda autour de lui pour demander à boire alors il remarqua qu'à sa gauche, il y avait un homme chauve, assis à deux mètres de lui, la tête entre les genoux, lové en une position fœtale. Il se passa un moment avant que l'homme ne relève la tête pour lui chuchoter sur un ton d'extrême importance:

- Vous savez, il existe un autre chemin beaucoup plus facile pour y entrer. Aidez-moi à me relever et je vous le montrerai.

Ils prirent un petit sentier, se retrouvèrent encore une fois dans la rue du Kairouani, firent le tour d'un pâté de maisons et finirent devant une grande porte sur laquelle une enseigne indiquait en lettres de feu: La Bibliothèque Nationale.

- Nous avons réussi! se félicitèrent-ils en s'embrassant ? C’était la porte de derrière.

Mais d'autres pièges architecturaux apparurent aussitôt: des escaliers encore. Ils devaient descendre 28 marches et en monter 38 autres. Toutefois, le plus dur était accompli. Ils étaient à l'intérieur de la B.N.T. C'est déjà ça.

 

Dans le vestibule où il devait laisser ses affaires, une autre difficulté pointait son nez, incarnée maintenant par le réceptionniste qui lui dit qu'il n'avait le droit de faire entrer nul livre à la salle de lecture.

- Comment? Je ne peux pas me séparer de mes livres puisqu'ils n'existent pas dans les fonds de la B.N.T.

- Faites des photocopies, lui asséna-t-il en tendant une main molle vers une feuille collée sur une poutre à côté de lui, sur laquelle était visiblement rédigé un règlement. Personne n'a le droit ni de faire entrer ni de faire sortir aucun livre.

- Mais n'avez-vous pas un appareil qui permettrait de détecter les livres volés à la sortie.

- Oui.

- Alors si je vole un livre, cet appareil va sonner. Donc si je fais entrer un livre, il n'y aura pas de confusion puisque, de toutes façons, l'appareil contrôle les vols.

- C'est le règlement.

- N'y a t-il pas un moyen de faire une réclamation pour modifier ce curieux règlement.

Après un moment de silence, le réceptionniste retendit la main vers la feuille du règlement.

La discussion continua en cul de sac mais trêve de bagatelles, voilà enfin la salle de lecture: un vaste espace élégant qui lui sembla valoir la peine de tant de souffrance, un peu comme le paradis après la vie. De grandes vitres offraient  une vue panoramique sur le boulevard du 9 Avril 1938 et tout Tunis, une grande quantité de livres en accès libre, 22 ordinateurs s'offraient au lecteur pour faire ses recherches dans le large catalogue de la bibliothèque. Il entreprit de chercher en ligne les livres qu'il était venu consulter. Après une longue pérégrination entre différentes machines défectueuses, il ne put faire aucune recherche. Il interrogea à ce sujet une lectrice qui tapotait distraitement sur son clavier. Elle lui dit qu'elle essayait, depuis 11h, de trouver comment fonctionnait la recherche mais en vain. Néanmoins une amie lui avait parlé d'un poste isolé qui fonctionnait quelque part. Elle avait raison. La recherche marchait dans ce poste. Bientôt il allait trouver la côte des livres qu'il cherchait. Il les trouva, remplit les fiches nécessaires, les donna à une fonctionnaire laconique qui lui dit de revenir après 15mn. Il revint, ponctuel et excité. La fonctionnaire laconique lui dit qu'ils n'étaient toujours pas là. Il revint  15 autres minutes plus tard. Même chose. 15 autres minutes. Alléluia! la commande a été satisfaite mais...ils ne lui ont trouvé que 2 livres sur 5.

- Pourquoi?

- Il y en a un qui se trouve dans les anciens locaux de la bibliothèque à El Attarine. Ce sont des livres qu'on n'a pas eu le temps de transporter ici.

- Mais les nouveaux locaux sont ouverts depuis 4 ans.

- Et alors, vous croyez que c'est facile de déménager la B.N.T.

- Et pour les deux autres livres?

-Je ne sais pas, dit la fonctionnaire laconique. Ce n'est pas moi qui cherche les livres. Ce sont d'autres fonctionnaires qui sont à l'étage d'au-dessus et qu'on ne voit jamais. On leur fait juste monter la commande par ascenseur et ils nous la revoient de la même manière.

- Pourrais-je en savoir plus sur la raison pour laquelle il  ya 2 livres introuvables?

- Je ne sais pas.  Je vais voir avec ma collègue. Inès! Inès! Ah! Revenez plus tard, c'est son heure de pause.

Il ne revint pas car il était tout simplement fatigué. Fatigué existentiellement, physiquement. Il dormit un peu sur l'une des gigantesques tables qui meublaient la salle puis quitta la bibliothèque. Il descendit l'escalier interminable, se retourna  vers les murs roses qui l'écrasaient à présent. Il les considéra avec une moue perplexe, en sentant une pensée étrange l'assaillir: ces murs qui lui semblaient tout à l'heure être aussi roses que les murs décrits par Borges, étaient maintenant aussi roses que la figure d'un alcoolique énonçant des propos incohérents sur Borges.

 

 

Aymen Gharbi


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