Publié le 06-03-2018

L’échec des politiques vécu par les citoyens d’Ettadhamen !

De passage à Tunis début avril, je vis plus durement ces images omniprésentes de précarité humaine et d’insalubrité urbaine. Dans la rue, j’observe des hommes et des femmes marqués par la dureté de leur quotidien et partout la même menace sanitaire constituée des amas de déchets ménagers comme pour nous rappeler l’hostilité du milieu.



L’échec des politiques vécu par les citoyens d’Ettadhamen !

A chaque voyage en Tunisie, je vois la détresse sociale grandir et face à la situation, nos politiques élus ou pas n’apportent ni vision ni réponse. Le gouvernement est immobilisé et l’opposition obnubilée par la construction d’un nouvel organigramme politique. Bizarrement, le débat public occulte cet enjeu d’intérêt national. On ne parle pas ou pas assez d’égalité des chances, de pouvoir d’achat, de lutte contre le chômage, d’emploi des jeunes, de relance économique, de sauvegarde des lieux publics…Depuis des mois, l’agenda est dicté par les agissements des salafistes et la contre-réaction automatique des laïques ou vice-versa. Cause ou conséquence, la question de la Charia a cannibalisé tous les autres enjeux allant jusqu’à ériger le clivage laïques/conservateurs comme la première clé de décryptage de la société tunisienne.

Face à cette imposture, j’ai choisi d’écouter et redonner la parole aux citoyens, habitants de quartiers populaires. Deux jours durant, j’ai partagé le quotidien d’hommes et de femmes ordinaires, chômeurs, commerçants, mères de famille, fonctionnaires… tous habitants d’ Ettadhamen, un quartier populaire de la banlieue de Tunis.

Les enseignements politiques sont édifiants ! J’espère sincèrement que les quelques lignes qui suivent contribueront à élever le débat public et raviveront l’action des politiques.

En partant de Marsa Corniche

Il est 11h30, je termine à la hâte mon rdv, confortablement installé à une terrasse BCBG, à la Marsa Corniche. Je prends délicatement congé de mes hôtes marsois : « je suis en retard, je suis attendu vers 12H00 à Ettadhamen, combien de temps me faut il en voiture ? ». « 30 minutes au moins » me rétorque Selim tandis qu’Asma assise à ses cotés, me lance la mise en garde suivante chargée d’une pointe d’inquiétude : « J’espère que tu connais du monde là-bas, fais gaffe à toi ! ». Sur la route, le ciel doux et ensoleillé de la Marsa cède progressivement la place à des nuages menaçants. Un présage climatique pour mieux m’indiquer le changement de monde ?

Bienvenue à Ettadhamen, une ville dans la ville, 4eme concentration urbaine en Tunisie. Une cité qu’on ne visite pas, laissée à ses problèmes et oubliée par des générations de gouvernements

12H05, j’arrive à Ettadhamen, une ville dans la ville, 4eme concentration urbaine en Tunisie peuplée de 120 000 habitants et migrants venus majoritairement de la Tunisie intérieure. Une cité qu’on ne visite pas, laissée à ses problèmes et oubliée par des générations de gouvernements. Partout, du bruit, des amoncellements de déchets et la pollution de voitures anciennes mal réglées. Dans cette anarchie urbaine qui n’est pas sans rappeler certaines villes asiatiques, survivent dignement des milliers d’hommes et de femmes. La réalité d’Ettadhamen, c’est la réalité de 90% de la Tunisie !

Dans un café tout proche de la station du terminus métro d’El Intalaka, je rejoins mon ami Ali, attablé avec quatre de ses amis. Dans son quartier, Ali est considéré comme un nanti car il a la chance d’avoir un emploi et de surcroit un emploi de fonctionnaire. Ici, à peine un habitant sur deux a la chance de pouvoir se réveiller le matin pour aller gagner sa vie. Pourtant, Ali ne gagne que 410 Dt net/mois et comme environ deux habitants sur trois dans le quartier, il n’est que locataire. Humblement, il remercie dieu quotidiennement de lui avoir épargné le sort de ses semblables.

En guerre contre la cherté de la vie et la chute du pouvoir d’achat

Attablés autour d’Ali : Marouene, Moez, Mohamed et Montassar. Tous trois sont ravis de me rencontrer, moi, Tunisien de l’étranger car me disent-ils, c’est grâce à l’aide de leur famille en France et en Italie qu’ils « survivent ». Pour me témoigner leur considération, mes quatre compagnons m’invitent en cœur à passer commande au serveur. Après les présentations d’usage, je décoche enfin ma première question : « Qu’est ce qui a changé pour vous depuis la Révolution ? ». Aussitôt, les mines se crispent et prennent un ton grave. D’une seule voix, tous évoquent successivement : la cherté de la vie et la chute du pouvoir d’achat, l’insécurité, l’emploi des jeunes, la faillite des services publics et de l’autorité de l’Etat…Personne pour me parler des libertés et de la dignité recouvée ! « La première des dignités, c’est de pouvoir nourrir et soigner sa famille » m’assène Marwane. Leur argumentation se précise : « Je vais t’emmener au souk tout à l’heure. Tu vas voir de tes propres yeux, le kg de tomate est à 1,4dt, le kg de pomme de terre à 0,900 dt, le kg de piment à 2,5 dt…on a jamais vu ça…les mauvaises années, le kg de tomate ne dépassait pas 800 millimes » fulmine Ali.

Cette inflation à deux chiffres a considérablement déséquilibré le régime alimentaire des milliers de familles qui vivent dans ces quartiers. La viande par exemple n’étant plus consommée qu’une à deux fois par semaine. « Avec le kg de viande à près de 20dt, nous n’achetons que du poulet, seulement une à deux fois par semaine ». Dans ce quartier, la ménagère ne dispose en moyenne d’à peine 10 dt par trois jours (soit environ 3 dt par jour). Avec cette pénurie d’argent, le panier de la ménagère se limite aux victuailles de base : pain, pâtes, tomates, pommes de terre, légumes de saison, œufs, huile, sucre, thé, lait. Autre mal méconnu, les petits commerçants, eux-mêmes confrontés à la crise, ne font plus de crédits ce qui ne manque pas d’affecter directement les familles les plus pauvres.

L’autorité de l’Etat et les services publics en panne

Après deux heures d’échanges passionnés, Ali m’invite à faire le tour du quartier à pieds pour « voir de mes propres yeux la misère dans lequel nous vivons » me dit-il. Nous voila bientôt déambulant sur la principale artère commerçante d’Ettadhamen. Tous les deux cent mètres, je suis saisi par les mêmes relents nauséabonds provenant des amas de déchets. Depuis des mois, les services municipaux de ramassage d’ordure passent de façon irrégulière. Dans ce quartier le plus dense de Tunis, quelques jours de retard dans le ramassage des ordures suffisent à transformer l’amas de déchets en sérieuse menace sanitaire pour la population. « Il y a quelques jours, j’ai vu des enfants joués dans cette merde. C’est grave ! Tu peux l’écrire, 80% de nos problèmes, c’est la faillite de l’Etat et des services publics » s’emporte Ali avant d’ajouter « Si la Municipalité faisait son boulot, on n’aurait pas ces déchets partout ; si l’Etat contrôlait les prix, on pourrait manger à notre faim ; si l’Etat n’avait pas relâcher des dangereux prisonniers, on aurait la paix ; si l’Etat n’avait pas abandonné nos mosquées, les salafistes ne nous interdiraient pas d’aller prier dans nos mosquées ; si…. »

Le quartier aux mains de caïds

Suivant les dires d’Ali et de la majorité des habitants rencontrés sur place, l’insécurité est devenue une préoccupation commune prioritaire. Tous fustigent la décision du Président Marzouki, d’amnistier l’année dernière, des milliers de prisonniers parmi les plus dangereux. Ici, certains des amnistiés d’hier ont pris la tête de juteux trafics. C’est dans ce contexte, que l’arrestation, il y a quelques semaines, d’un caïd de la drogue (un ex-prisonnier amnistié), a déclenché une vague de violence alimentée par les autres éléments du réseau. Selon les habitants, ils seraient aujourd’hui environ une petite centaine de caïds à exercer la loi dans le quartier. Un policier de la place, m’a confié sous couvert d’anonymat, que cette recrudescence du trafic de drogue est due en partie à la disparition du clan Trabelsi qui en exerçait le monopole. La « démocratisation » du juteux trafic susciterait de nouvelles vocations chez les jeunes délinquants, hier dealer d’alcool ou autres marchandises prohibées. Dans ce supermarché de la drogue en devenir, on trouve de tout en vente publique : haschich, médicaments (antidépresseurs…) et autres cocktails d’acides aminés. Les ravages chez les adolescents commencent à se faire cruellement ressentir. La nette recrudescence de la petite délinquance dans le quartier ainsi que la violence dans les établissements scolaires des environs puiserait sa source dans ce monde de dealers et de toxicomanes. Au grand malheur des habitants, la police semble dépassée par l’ampleur du phénomène !

« Les mosquées ne nous appartiennent plus »

Après une visite au souk principal du quartier, nous sommes rejoints par deux amis d’Ali, Radhouane et Naceur. Tous deux travaillent dans le « privé » et exploitent un étal de légumes, le week-end, au souk du quartier. Ce job d’appoint leur permet de gagner 20-30 Dt par week-end et « mettre des épinards dans notre beurre » plaisante Radhouane. A proximité du souk, la mosquée Hamza, fief des salafistes autour de laquelle s’alignent des échoppes de commerçants tenus principalement par des salafistes. « Tu vois, moi je ne peux plus venir prier ici et pourtant j’habite à deux cent mètres…Les salafistes nous l’interdisent si on n’est pas des leurs. Avant, il y avait un policier positionné devant, pour rétablir l’ordre en cas de besoin. Aujourd’hui, où est l’Etat ? Nous sommes tous des musulmans…» s’emporte Naceur.

La transition étant bien amenée, je m’aventure sur cette question directe : « Qui sont ces salafistes et sont-ils une menace pour vous ?…». Ali me coupe et s’empresse de me répondre : « Ils ne sont pas plus musulmans que nous. Certes, la plupart des salafistes qui vivent ici sont originaires du quartier et issus de conditions très modestes mais avec la religion, ils entendent se racheter une notabilité en s’installant comme rentiers. Regarde tous ces commerces autour (il me montre des boutiques de vêtements, bazar, alimentation…) leur appartiennent alors qu’avant, ils n’avaient que leurs mains pour travailler », Radhouane et Naceur acquiescent d’un hochement de tête.

« Heureusement nos valeurs… »

Le soir, je suis invité à un repas familial où sont conviés également la famille élargie et des voisins d’Ali. Le menu n’est pas festif excepté la viande de mouton dont je devine à l’appétit des plus jeunes que celle-ci ne doit pas être un met quotidien. En deuxième partie de soirée, des amis nous ont rejoints pour partager le thé. Cette veillée collective bon enfant, illustre la joie de vivre, la fraternité et l’esprit de partage qui lient les habitants dans ce quartier. Sans ces valeurs, nul doute que leur quotidien serait encore plus difficile à surmonter !

L’ascenseur social en panne

Le lendemain matin, j’ai rdv avec Houria et Asma, deux filles d’une voisine d’Ali. Toutes deux sont étudiantes. Quand je leur demande de me parler de leurs conditions de femmes dans le quartier, elles me confient du bout des lèvres, des pressions implicites permanentes du voisinage et du milieu. Les codes vestimentaires et comportementaux pour les femmes ont changé et « nous sommes contraints de nous y plier tant qu’on vit ici ». Peu à l’aise sur le sujet, elles préfèrent fustiger l’inégalité des chances qui continue à perdurer dans la société. « Sur ce point, la révolution n’a rien amené de bien. Je suis étudiante en Master mais je suis lucide, si je n’ai pas de pistons, je ne décrocherai pas d’emploi…». En tant que jeunes, elles déplorent également l’absence de vie associative et culturelle dans le quartier : « Ici les activités culturelles sont quasi-inexistantes. La seule activité spirituelle est centrée autour de la mosquée. Je suis pratiquante mais j’aimerai également m’ouvrir davantage vers l’extérieur»

Pas de question identitaire mais d’autres préoccupations majeures

Plus tard, je rejoins un autre groupe de jeunes, dans une salle de jeux. Ils sont lycéens et étudiants. Quant à leurs préoccupations premières : la cherté de la vie et le pouvoir d’achat, l’égalité des chances, l’emploi des jeunes, la vie culturelle dans le quartier, la sécurité…

Quand je les soumets à la même question que leurs parents : « Si Dieu le veut, vous avez la possibilité de partir vivre ailleurs dans un quartier occidentalisé (Menzah, Manar, Marsa…), quel serait votre choix ? » Tout comme leurs parents, ils me répondent à l’unisson que la vie à Ettadhamen n’est pas un choix. Malgré le déracinement relationnel et familial, ils n’hésiteraient pas une seconde à partir.

Mon aventure humaine se termine sur cette conviction forte. Les clivages profonds de la Tunisie ne sont pas d’ordre religieux mais essentiellement d’ordre économique et social. A aucun moment, les habitants d’Ettadhamen n’ont évoqué devant moi une quelconque menace de leur identité arabo-musulmane. Ils sont musulmans au même titre que les salafistes et les habitants d’El Manar, El Menzah et La Marsa, quartiers dans lesquels ils seraient d’ailleurs heureux de vivre. Tous revendiquent également de pouvoir pratiquer librement leur foi en dehors de toute entrave (Cf. passage de l’interdiction de certaines mosquées par les salafistes )

Comprendre et accepter cette réalité, c’est s’employer dès demain à résoudre les préoccupations réelles de l’écrasante majorité du peuple tunisien !

Merci à Ali, à tous ses amis, aux familles et à toutes les personnes que j’ai eu le bonheur de rencontrer.


Samir Bouzidi / Tunisiens du monde
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