Publié le 06-03-2018

Dégagements... La Tunisie un an après : La Révolution de l’Art arabe

Un vent du sud souffle sur la création contemporaine. Les artistes du Maghreb ou du Moyen-Orient trouvent enfin leur place dans les musées et les foires internationales. Pour preuve, l'exposition « Dégagements... La Tunisie un an après ». 



Dégagements... La Tunisie un an après : La Révolution de l’Art arabe

Ces dernières années, les artistes russes, chinois, indiens ont déferlé sur la scène internationale. Voici que souffle à présent un vent arabe. Comme l'été dernier à la Biennale de Venise, véritables JO de la création, où jamais tant de plasticiens originaires du Maroc ou d'Irak, de Palestine ou d'Arabie saoudite n'avaient été rassemblés. Leurs noms s'accrochent également aux cimaises des galeries parisiennes, chez Kamel Mennour, Albert Benamou, Eric Dupont ou Imane Farès. Ainsi qu'à celles d'institutions prestigieuses, comme au Centre Pompidou, où sera accueilli fin septembre le Franco-Algérien Adel Abdessemed, ou à l’institut du Monde Arabe, dont la programmation 2012 démarre par une exposition choc intitulée Dégagements... La Tunisie un an après. Tout un symbole. L'exposition, explique, sa commissaire Michket Krifa, est "un hommage aux artistes qui ont accompagné cette année riche en promesses et bouleversements". 

Liée à l'élargissement géographique du monde de l'art, la percée des plasticiens arabes s'inscrit dans le phénomène d'engouement pour la création contemporaine. Mais elle est surtout portée par l'actualité politique. Pour Véronique Rieffel, directrice de l'Institut des cultures d'islam, les attentats du 11 septembre 2001 ont joué le rôle de déclencheur. "L'Occident s'est alors tourné vers les artistes musulmans pour essayer de comprendre ce qui se passait." Et les expositions ont commencé à se développer. "Puis le marché s'est emparé du phénomène, avec un décalage, il y a environ cinq ans", explique Roxana Azimi, rédactrice en chef adjointe du Quotidien de l'art.  

A Dubaï, à Abou Dhabi et, plus récemment, à Marrakech, des foires d'art contemporain ont vu le jour, offrant des vitrines aux plasticiens venant de ces pays ; un eldorado pour les dénicheurs de talents, directeurs de musée et commissaires d'expositions, et une nouvelle force de frappe du business international de l'art. Mais aussi l'occasion de faire oublier le souvenir du World Trade Center. Car "la création de telles manifestations répond au souhait de certains responsables politiques locaux ou membres de la société civile de changer l'image du monde arabe, afin de montrer qu'il ne se réduit pas au terrorisme et à la burqa", explique Pascal Amel, directeur de la revue Art absolument et commissaire de la prochaine exposition de la galerie Albert Benamou. 

Répression, violence... tous partagent un vécu similaire

Le "printemps arabe" et ses multiples rebondissements n'ont fait qu'accroître la production artistique et relancer la curiosité. Mais qui sont donc ces artistes ? Géographiquement, ils sont ici et ailleurs, dans leurs pays d'origine et hors de leurs frontières. Si certains plasticiens travaillent tant bien que mal sur place, beaucoup, surtout parmi les 30-40 ans, appartiennent à la diaspora. Nés à Casablanca, à Tunis ou au Caire, ils vivent dans les grandes capitales occidentales. "Nous sommes nombreux à avoir émigré pour pouvoir travailler et jouir de la liberté d'expression", témoigne Mounir Fatmi, 41 ans. Originaire du Maroc, il a fait des études à Rome et partage aujourd'hui son temps entre Paris, Los Angeles et Tanger, mais aussi Londres, Istanbul ou Venise, en fonction des destinations où l'entraînent ses expositions. Car, à l'instar d'une majorité des créateurs de cette jeune génération, et à la différence de ses aînés, Mounir Fatmi est un nomade. Toujours entre deux pays, entre deux cultures. 

Même boostés par les événements politiques, des artistes comme lui n'ont pas attendu le coup de projecteur de l'actualité pour exister. "Plusieurs générations de créateurs les ont précédés, poursuit Roxana Azimi. Ces pays, qui ont souvent une tradition picturale, constituent un véritable terreau." Et ont donné naissance à des oeuvres que l'Occident, toutefois, ignorait. "Jusqu'à une époque récente, constate Mounir Fatmi, on pouvait parler d'art britannique ou allemand, pas d'art arabe. Le terme était péjoratif, considéré comme trop identitaire." "A croire que dans l'expression "art arabe", c'est le mot "arabe" qui dérange", ironise Pascal Amel. Cette ignorance était en tout cas devenue tellement flagrante que le Centre Pompidou a récemment lancé une vaste recherche portant sur la création moderne et contemporaine, issue du Maghreb et du Moyen-Orient, sous la houlette de Catherine Grenier, sa directrice adjointe : "L'histoire de l'art a été écrite sous le prisme de l'Occident. La période de mondialisation et de postcolonisation dans laquelle nous vivons bouleverse les catégories et les idées reçues. L'étude menée conduira à réévaluer cette scène artistique et à récrire une histoire vraiment internationale."  

Malgré leurs différences, tous ces artistes ont un point commun. Quelles que soient leurs origines géographiques, ils partagent souvent un vécu similaire : une histoire chaotique, la confiscation du pouvoir par un dictateur, la répression, la violence, la précarité, l'oppression d'une certaine forme de religion. Et leurs oeuvres, à forte teneur existentielle, en portent témoignage. Peintures, sculptures, photos, vidéos et installations traduisent leurs révoltes, le malaise des femmes, les aspirations à la justice et à la liberté. "Des préoccupations qui dépassent souvent les problèmes politiques locaux pour toucher aux dysfonctionnements globaux de la société", commente Catherine Grenier. Sans doute aurait-on senti la révolte gronder, si on s'était intéressé plus tôt à leurs créations. L'exposition de l'IMA dont le titre reprend le slogan "Dégage", scandé dans les rues tunisiennes par les manifestants, confirme cette impression. Réalisées tout au long de 2011, "les oeuvres reflètent les interrogations sur la situation actuelle et l'Histoire en train de s'écrire", explique la commissaire Michket Krifa. 

Les photos de Hichem Driss évoquent le bâillonnement de l'individu et de sa liberté d'expression, les peintures de Mourad Salem renvoient aux prisons dorées dans lesquelles s'enferment les dictateurs, se coupant du peuple. Halim Karabibene, lui, joue la carte de l'humour : Ses clichés mettent en scène des personnages portant une Cocotte-Minute sur la tête.  

Ali Cherri, 35 ans, l'un des plasticiens sélectionnés, n'est pas tunisien mais libanais. Il a grandi avec la guerre, celle qui sévissait à Beyrouth, sa ville, où il habite toujours. Rien d'étonnant à ce que ses photos soient hantées par la violence. Ali Cherri a été profondément choqué par l'immolation de Mohamed Bouazizi, en décembre 2010. Son travail actuel porte sur cet acte désespéré. "C'est ma façon de participer aux événements, souffle-t-il. Et c'est presque un devoir." Devoir de témoignage et devoir de mémoire. 


L'Express
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