Publié le 06-03-2018

Auditions publiques de l’IVD : Entre émotion et colère, la Tunisie tente d'aller vers la réconciliation

Hier la Tunisie a entrepris de tourner une page de son histoire avec une nouvelle étape de la Justice transitionnelle via l’instance Vérité et Dignité, instituée par Loi organique n°2013-53 du 24 Décembre 2013 relative à l’attribution et l’organisation de la justice transitionnelle.



Auditions publiques de l’IVD : Entre émotion et colère, la Tunisie tente d'aller vers la réconciliation

La page qui doit être tournée est celle de la répression moyennant la confrontation (victime/ bourreaux) pour aller ensuite vers la réconciliation avec le passé.
Les premières lignes de cette page ont été écrites mais il reste beaucoup à faire parce que la réconciliation ne se fait qu’au bout d’un processus, entamé il y a deux ans et qui se poursuivra encore quelques années.

5 ans de tiraillements politiques

Au lendemain du 14 janvier les Tunisiens ont découvert la liberté mais ont aussi compris qu’ils devaient cohabiter dans la différence et la pluralité. Avec des élections qui ont permis aux islamistes d’accéder en majorité à l’ANC, la conjoncture internationale et le terrorisme, les divisions se sont ancrées et la réconciliation avec le passé qui s’impose pourtant est devenue le centre d’une polémique. Réconciliation qui s'impose mais à quel prix ? Celui de l'ouverture et la confrontation avec les plaies du passé ? Ou celui de l'indifférence et de l'impunité ?

Témoignages

Hier et après la collecte des dossiers des victimes par l’IVD, les auditions privées et tout un travail qui a impliqué des avocats, des sociologues et des historiens, les premières auditions publiques ont eu lieu en Tunisie, tout comme cela a été fait dans d’autres pays qui ont vécu des transitions de la dictature vers la démocratie à travers un processus de justice transitionnelle.

Un 17 novembre 2016 très particulier et probablement historique a marqué le pays hier avec ces auditions qui ont eu lieu en présence des victimes, de leurs familles, des militants de la société civile et de politiciens de quasiment tous les partis sauf ceux de Nidaa Tounes.

Sur 55120 dossiers triés, l’IVD a recensé 13749 arrestations arbitraires, 10501 cas de torture, 6367 violations du droit à un procès équitable, 355 violations sexuelles et 123 enrôlements forcés. Durant la Révolution tunisienne (de 17/12/2010 à 14/01/2011) les cas d’homicides volontaires dénombrés au 31/10/2016 par l’IVD sont à 603 cas, le total des martyrs et blessés de la révolution selon le mapping des violations s'élève 2197 victimes. C'est la deuxième source officielle qui établit une liste des martyrs et des blessés de la Révolution. Le haut comité des droits de l'homme (affecté à la présidence de la république) ne cesse depuis la nomination de ses nouveaux membres de reporter la date de publication de la liste officielle et retarder le processus de reconnaissance des victimes indispensable à la réconciliation.

Wrida, un discours époustouflant

Les mères de martyrs ont ouvert le bal des témoignages avec Wrida Kaddoussi, mère de Raouf Kaddoussi, l’un des premiers martyrs de Regueb, gouvernorat de Sidi Bouzid. Un témoignage qui a marqué tant par la force du caractère de la victime, mais aussi par un discours politique poignant par sa justice, et qui a remis à leur juste place les acteurs de la dictature mais aussi de la scène politique actuelle : « nous vous avons fait sortir des prisons, vous avez pris les sièges et vous nous avez oubliés » a-t-elle fustigé les leaders des partis politiques qui étaient présents. Elle, qui n’a pas manqué de préciser qu’elle ne voulait que la réalisation des objectifs pour lesquels sont morts les martyrs, pointant la marginalisation du doigt.

Sami Brahem, les choses -enfin- appelées par leur nom

La torture dans les prisons, un phénomène souvent démenti par les responsables, pourtant connu des Tunisiens mais, avons-nous réellement réalisé l’ampleur de la chose avant ce témoignage ? Avions-nous une idée sur ce que des Tunisiens faisaient subir à d'autres Tunisiens ? Arrêté après des semaines de clandestinité, pour son appartenance à la mouvance islamiste, Sami Braham a visité en 8 ans, 14 prisons tunisiennes mais pas que. Ce séjour a été marqué par la maltraitance, la torture et les sévices sexuels. Il a d’ailleurs, à juste titre, parlé de violences sexuelles qu’il a décrites, dessinant une image sombre d’un passé qui n’est pas aussi loin que ça. Un témoignage qui a ému et mis à nu les conditions d’incarcération lors des 23 années de Ben Ali aussi bien pour les prisonniers politiques que pour ceux des droits communs.

Gilbert Naccache, un témoignage digne, une vision globale

Un discours qui a commencé par rappeler les politiques suivies par les différents gouvernements qui se sont succédé depuis l’indépendance pour dire que la torture et l’impunité sont les résultantes de tout un système et non des choix. Gilbert Naccache, homme de gauche perspectiviste, a tenu un discours digne, loin de la victimisation avec une pointe d’humour qui a marqué. Le militant politique, et l'auteur de "Comprendre m'a toujours paru essentiel" qu'il est, a avoué être obligé d'analyser et comprendre ce qui s'est passé pour conclure que la révolution est toujours vivante et que : "La vérité, quoi qu'on fasse, est révolutionnaire".

Ce besoin de comprendre ne se fait pourtant pas sentir chez tous les Tunisiens, car la peur semble l’avoir emporté sur la soif de vérité chez beaucoup.

En effet, rebondissant sur la personne de la présidente de l’Instance Vérité et Dignité, Sihem Ben Sedrine, un personnage contesté, plusieurs personnes ont dénigré le processus de la justice transitionnelle et remis en cause les témoignages des victimes, criant à la manipulation, soutenant que cette justice a tardé à se mettre en place.

Aujourd’hui une deuxième séance d’auditions publiques qui sera suivie d’autres au cours des prochaines semaines, est programmée.

Le processus est encore long et la page n’est pas encore tournée. Dans l’attente de l’établissement de la vérité, de la mise en place d’une réelle justice la Tunisie fraye son chemin non sans peine et dans la douleur mais avec une lueur d’espoir, celle d’un futur plus serein qui rompt totalement avec l’impunité et respecte la dignité humaine.
 


Hajer Boujemâa

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